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dimanche 6 avril 2008
Mixité et enseignement en Grèce aux XIXe et XXe siècles
Maria REPOUSSI
Résumé
L’article s’interroge sur le passé de la mixité dans la Grèce des deux derniers siècles. Il présente d’abord les conceptions éducatives et souligne les deux voies parallèles proposées par l’État et la société : les garçons sont préparés à devenir des citoyens ; les filles doivent devenir des mères. Il observe ensuite les types de ségrégation puis les phénomènes qui s’opposent aux restrictions au droit des filles à l’éducation.
Abstract
This article reviews the history of coeducation in Greece over the past two centuries. Part I discusses educational visions and underlines how both State and society proposed two parallel paths for the education of new generations : boys were trained to be citizens while girls were formed to become mothers. Part II focuses on the ensuing types of segregation and considers the phenomena that were opposed to the restriction of women’s right to education.
Plan
Texte intégral
C’est durant les années 1980 et dans le nouveau contexte, politique et épistémologique, favorisé par le mouvement des femmes, que l’historiographie de l’éducation en Grèce se pose la question de l’éducation des filles et s’interroge sur le contenu et les formes de discrimination qui concernent la population féminine dans le système éducatif1. Les recherches révèlent des réalités historiques auparavant invisibles qui mettent en lumière un réseau éducatif d’apprentissage de la féminité, parallèle à celui des garçons, préparés à devenir des citoyens. Éduquer les êtres humains de sexe féminin à devenir des femmes fut un objectif éducatif qui traversa les classes sociales au XIXe siècle et constitua l’idéal pédagogique pour toutes les femmes, maîtresses de maison, maîtresses d’école, ménagères ou ouvrières.
L’historiographie des années quatre-vingt est suivie d’une production en sociologie, puis en sciences de l’éducation. Bien que l’apport de ces dernières soit parfois critiqué pour leur approche quantitative et descriptive2, les pistes de réflexion se multiplient et de nouveaux champs de recherche s’ouvrent. L’analyse des manuels scolaires reste la piste privilégiée3, mais d’autres travaux portent sur les matières enseignées, les conceptions des enseignant/e/s4, l’orientation professionnelle, la hiérarchie de l’enseignement5, la participation des femmes enseignantes aux associations et aux syndicats d’enseignement6, l’enseignement universitaire7, la représentation des femmes dans les disciplines scientifiques8. Ils permettent de décoder le sexisme de l’école et d’apprécier ses effets sur la construction de la féminité et de la masculinité.
L’histoire de l’éducation des filles en Grèce durant le XIXe et le XXc siècle est celle du passage d’un type d’exclusion des savoirs à un autre, toujours actif, sélectif et régulateur de la différence des sexes. L’objet de cet article est de souligner certains aspects du processus.
Deux conceptions éducatives : éducation et instruction
Dès la fondation de l’État grec et malgré les premières déclarations durant la période révolutionnaire (1821-1828), il est clair que les filles ne sont pas comprises parmi ceux qui devraient passer, grâce à l’éducation, de l’état d’assujettis à celui de citoyens9. La ségrégation sexuelle se manifeste dans le langage par l’emploi de deux signifiants qui placent le fait éducatif dans des sphères séparées. Pour l’éducation des filles, on parle de anatrophi, terme qui désigne une réalité beaucoup plus large que la formation intellectuelle, qui se fait surtout à l’école, mais qui en même temps a une forte connotation biologique10. Il se réfère à l’éducation en tant que préparation complète, sentimentale et spirituelle à la vie adulte11, mais également à l’élevage et au dressage des petits enfants. Pour les garçons, le signifiant privilégié est celui d’éducation, au sens d’instruction dans un milieu spécialisé, celui de l’école. La famille (le privé) est le milieu qui convient à l’éducation des filles et des petits enfants. L’école (le public) est l’espace convenable pour les garçons, les futurs citoyens de l’État grec.
La dichotomie public/privé dans l’éducation et la construction des deux sphères pour les deux sexes s’appuie en Grèce comme ailleurs, sur la vocation naturelle de la femme. Dans la nature des garçons et des filles se trouve le fondement de la destination différenciée des sexes et c’est l’argument naturel qui oblige à des procédures différentes d’éducation. L’argument naturel se combine avec celui de l’utilité et de l’harmonie sociale illustrant, dans le domaine de l’éducation, le naturalisme différentialiste de la philosophie des Lumières. Dans les débats concernant le droit à l’instruction en Grèce au XIXe siècle, on assiste à ce que Michelle Perrot qualifie de « sexualisation du genre » ou bien encore de « biologisation de la différence des sexes »12. Hommes et femmes s’identifient à leur sexe et possèdent des qualités différentes désignées par leur nature13. L’argument naturel organise aussi bien le champ des adversaires de l’instruction des femmes que celui des partisan/e/s et des féministes qui luttent pour l’instruction des filles.
Selon les premiers, la nature des femmes est spécifique par rapport à celles des hommes. « La » femme est affective, dévouée, destinée à une mission particulière dans la famille. Elle est aussi faible, délicate, fragile et par conséquent incompétente pour l’espace public et les activités des hommes, telles que l’éducation, le travail salarié, la politique14. À côté de ces arguments naturalistes qui prétendent protéger l’espèce féminine, il y a une deuxième catégorie d’argumentation qui fabrique un être féminin, moralement inférieur et malicieux, digne d’être surveillé par les hommes dans l’espace privé15. L’oikos est dans tous les cas le milieu convenable, d’une part pour l’expression du dévouement des femmes et pour la protection de leur nature délicate, d’autre part pour leur surveillance sociale. Car, comme le soulignent des contemporains, « il y a des Pénélopes, mais les Xanthippes sont plus nombreuses, les Sarres peu nombreuses et les Dalidas plusieurs »16. Le rapport étroit des femmes avec l’oikos constitue un espace éducatif propre à la préparation domestique des filles17 et aboutit au XIXe siècle à la structuration d’un schéma éducatif fondé sur la séparation spatiale entre les sexes.
Le discours naturaliste organise également, dans une large partie, le champ égalitaire. C’est par leur mission de mère et d’épouse, mission présentée comme complémentaire ou même supérieure à celles des hommes, que se légalise la revendication du droit des femmes à l’instruction18. C’est la direction de l’oikos qui oblige à un savoir d’abord général et puis propre aux filles et que l’enseignement doit transmettre. La première forme de ce savoir spécifique féminin fut la discipline des arts ménagers qui constitue la base de l’enseignement primaire des filles. L’économie domestique est la discipline qui organise, après 1850, à un niveau supérieur, l’espace du savoir propre aux filles et constitue une entrée pour son élargissement. Car l’économie domestique tend progressivement à inclure des savoirs généraux de gestion du foyer et de ses revenus. Elle constitue également un domaine disciplinaire qui, selon une de ses versions19, doit supprimer les frontières avec les sciences économiques et offrir une éducation générale aux filles, les préparant éventuellement pour le travail rémunéré. Selon une deuxième version, celle de Leontias, membre du Journal des dames, l’économie domestique est la science (et l’art) destinée à l’être humain, homme ou femme, pour les préparer à la vie familiale20. Elle devient de moins en moins une matière sexuée destinée à l’enfermement des femmes au foyer.
La revendication du droit des femmes à l’éducation se déplace vers la fin du siècle de l’argumentation de la mission sociale des femmes à celle de sa mission nationale. L’argument naturel se combine ainsi avec l’argument national21. La femme grecque, éduquée à l’histoire de sa patrie et capable d’instruire ses enfants aussi bien que les enfants des autres à l’idée nationale, ne peut être exclue de l’éducation nationale. La nation se compare au foyer. Elle est une grande famille nationale qui a besoin des femmes bien instruites pour réaliser ses buts nationaux. L’évocation de la mission nationale des femmes, fondée sur la nature féminine, rencontre le sentiment nationaliste des milieux grecs les plus divers, traditionnels et progressistes, ce qui modifie l’écho de la revendication féminine et la rend réalisable.
Les formes de la ségrégation
En 1834, le premier décret pour l’organisation de l’enseignement en Grèce concerne l’enseignement primaire. Il prévoit l’instruction obligatoire des filles et des garçons dans des écoles séparées « là où c’était possible »22 et différencie le contenu de leur instruction en introduisant les arts féminins (couture, travail à l’aiguille, etc.) comme élément de base pour les écoles destinées aux filles23. En ce qui concerne les autres disciplines scolaires dans les écoles des filles, les leçons doivent être simplifiées et même éliminées si elles ne s’accordent pas avec les conceptions dominantes au sujet des femmes. Tel fut par exemple le cas de l’éducation physique en 1882 ou de la géométrie et de la physique expérimentale en 189424.
Malgré le caractère obligatoire de l’enseignement primaire, dans des conditions extrêmement difficiles pour un Etat nouvellement constitué, un grand pourcentage de filles – et aussi de garçons mais en nombre moindre – ne fréquente pas l’école durant le XIXe siècle25. Le recensement de 1879 présente un taux de 93% de femmes analphabètes. Les établissements scolaires pour les filles manquent dans les régions rurales, les familles aux revenus bas privilégient l’école pour le garçon et gardent la fille à la maison. Les mentalités sociales fonctionnent en plafond de verre pour l’accès des filles à l’éducation élémentaire, et plus encore pour l’accès à l’enseignement secondaire.
Le décret de 1836 ne prévoit pas l’enseignement secondaire des filles et le laisse à l’initiative privée. À côté des établissements publics destinés aux garçons se fondent, pour les filles, des établissements privés de trois types principaux : le pensionnat, le didaskalio, et l’école technique. Le premier est destiné aux filles des milieux aisés pour les préparer au rôle d’épouse et de mère, le deuxième à des futures maîtresses d’école et le troisième, organisé surtout par des institutions féminines de bienfaisance, est destiné à des jeunes filles pauvres ou orphelines ayant besoin de travailler. Pensionnat et didaskalio sont tous deux réglementés par l’État qui assure un contenu d’études centré sur l’éducation domestique, bien évidemment différent de celui des garçons. Selon l’interprétation de Bakalaki et Elegmitou, ces trois types d’enseignement secondaire des femmes ne suivent pas strictement la division des classes sociales, même si à première vue, ils s’y réfèrent. C’est en effet la vocation féminine qui prédomine. L’insistance sur l’unité du sexe féminin et de sa mission commune a créé des catégories disciplinaires féminines qui traversent les contenus d’études dans tous les établissements secondaires pour les filles de classes sociales différentes26. Même le public y était mélangé. L’École Professionnelle pour les Ménagères, fondée en 1897 par l’Union des Femmes Grecques avait l’intention de former à la fois des maîtresses de maison et des ouvrières ou des domestiques. En 1890, le public de 140 femmes qui fréquentait l’école était socialement mixte. Les didaskalia, destinés à préparer les futures maîtresses d’école primaire étaient aussi fréquentés par des filles de familles aisées.
La préparation des filles au travail rémunéré s’effectue au XIXe siècle, dans des ateliers de couture ou de chapellerie. Très tôt, à côté de cette forme d’apprentissage aux métiers féminins, s’organise un enseignement technique pour préparer les filles aux travaux ménagers, tels la couture, mais aussi la broderie, le métier à tisser, le blanchissage, la lessive, la décoration, etc. Le premier établissement de ce type est fondé en 1833 et il est suivi d’autres pendant tout le XIXe siècle. Le débouché professionnel de cet enseignement technique est, dans la plupart des cas, les maisons de familles aisées. Les femmes en tant que maîtresses d’arts ménagers, éducatrices privées ou ménagères combinaient leur rôle de femmes avec le travail rémunéré. Le travail sur commande constitue ainsi une deuxième chance pour celles qui, après 1886, pouvaient certifier leurs connaissances par un diplôme des arts ménagers27.
Vers la mixité
Dans les dernières décennies du XIXe siècle, l’exclusion des femmes des savoirs qui ne se considèrent pas féminins accompagne des transformations sociales et politiques importantes. La confrontation du système parallèle d’éducation avec les conditions sociales de la fin du siècle ébranle son unité et pousse à des changements à la fois conceptuels (sur la notion de savoir féminin) et organisationnels (structuration de l’enseignement public).
Les femmes sont de plus en plus visibles dans des domaines qui ne correspondent pas, selon les conceptions dominantes, à leur nature féminine28. Les femmes, maîtresses d’école, quittent leur foyer pour instruire à l’idée nationale les enfants grécophones des régions qui demeuraient hors des frontières nationales et dont le sort est en train d’être scellé. Les femmes ouvrières29, les femmes intellectuelles, les journalistes, les femmes diplômées des universités européennes, pharmaciennes, médecins, les femmes qui revendiquent leurs droits politiques ou leur accès à l’enseignement public (chronologiquement, la première revendication), multiplient les images de femmes et élargissent le concept de la féminité auquel le savoir du XIXe siècle était adapté. L’argument naturel demeure vivant, mais il ne peut plus structurer la coexistence de deux systèmes strictement séparés l’un de l’autre. Les débats en faveur ou contre les intellectuelles et sur le contenu de l’instruction féminine30 sont significatifs d’une société qui évolue. L’année 1890 est importante dans ce processus, car l’Université d’Athènes brise le monopole masculin et accepte la première étudiante à la faculté des Lettres31. Au début du XXe siècle, on trouve des filles dans l’enseignement secondaire avant que la loi ne leur en reconnaisse l’accès – au cours de l’année scolaire 1910-1911, 1221 filles y côtoient 30178 garçons – et avant que ne naissent des discours sur la coéducation au moment de l’adolescence32.
La première moitié du XXe siècle se caractérise par la coexistence de l’ancien avec le nouveau et par des mutations progressives vers la mixité des établissements scolaires. Le mouvement de l’éducation progressiste et l’effort de la modernisation de l’État grec effectué en deux étapes, juste avant la Première Guerre mondiale et après le long processus de l’unification nationale (1821-1923), sont des courants qui favorisent le changement. De même, le féminisme de la période de l’entre-deux-guerres33, la lutte pour le suffrage universel et l’accès des femmes au marché du travail réorganisent les revendications égalitaires des femmes au sujet de l’éducation. Celle-ci devrait offrir les mêmes chances aux garçons et aux filles et préparer les femmes pour l’éducation supérieure et le marché du travail : les femmes sont d’abord des êtres humains et « n’importe quelle mission, si grande que ce soit ne peut être servie que par le biais de cette notion primordiale ». « Ne nous moquons pas », écrit Maria Svolou, féministe radicale de l’époque, « la femme qui n’est pas un être humain, car la société lui refuse cette condition, ne peut être ni mère, ni épouse, ni camarade »34.
La fondation des premiers établissements secondaires publics pour les filles en 1917 et la reconnaissance de leur droit d’accès à l’enseignement secondaire, que la réforme de 1929 confirme, marque une première étape dans le processus d’introduction de la mixité dans le secondaire35. Dans les régions rurales, les filles vont dans des écoles mixtes et dans les villes dans des écoles séparées. Jusqu’à la fin de la décennie soixante-dix, la mixité des classes scolaires secondaires coexiste avec la séparation des sexes, avec un corps d’études commun et des différences qui se justifient de moins en moins dans leurs références à la différence biologique des filles et des garçons36. Avec la fin de la dictature militaire en 1974, le climat politique et social favorise la condamnation, par le corps enseignant, de la séparation des sexes dans les classes comme institution anachronique et leur soutien à l’école mixte comme « pas décisif pour le progrès culturel et la démocratisation du pays ». La coéducation est également revendiquée par les associations de femmes qui voient dans la non-mixité une des conditions de discrimination des sexes. La promulgation de la généralisation de la coéducation dans l’enseignement secondaire public en 197937et l’introduction d’un curriculum commun pour les filles et les garçons clôt la longue période de la séparation de l’enseignement secondaire public38. Seules les écoles privées qui appartiennent à des organisations religieuses (de l’Église catholique française surtout) demeurent hors du cadre de la mixité39. La loi 1566 de 1985 impose la coéducation à tous les établissements scolaires et clôt donc la longue période du séparatisme scolaire.
Ainsi, la mixité au niveau formel est actuellement acquise. Le renversement des inégalités d’accès à l’école publique et un programme d’études commun sont réalisés. Mais les ruptures pédagogiques attendues ne sont pas confirmées. La ségrégation survit dans la mixité qui n’est pas neutre quant aux genres. La socialisation sexiste des filles et des garçons persiste dans le système éducatif mixte. L’école contribue à la division sexuelle des savoirs et à la constitution d’un rapport différent du sujet au savoir40. Elle prescrit l’orientation professionnelle et l’accès au marché de travail. Elle continue à élaborer une image du moi féminin inférieur à celle du masculin. Pour réaffirmer sa connotation politique et égalitaire, la mixité doit être élargie au « curriculum caché », dont les catégories sexuées peuvent être mises au jour et modifiées. Or, de ce point de vue, la mixité réelle de l’enseignement en Grèce, comme dans d’autres pays européens, demeure, à construire. Le chemin sera long, car l’enseignement ne constitue pas un espace isolé de l’environnement familial, social, politique, économique, idéologique. Et cet environnement reste en Grèce hostile à la perspective de la mixité. Le parlement et le gouvernement grec sont des cas exemplaires de l’exclusion des femmes des centres de décision41. Ce cas exemplaire n’est pas unique. Le marché des professions bien rémunérées en est un autre...
Notes
Maria REPOUSSI
Maria REPOUSSI est Professeur Assistante d’histoire et de didactique de l’histoire au Département des Sciences Pédagogiques de Aristotelion Université de Thessaloniki. Parmi ses travaux qui entrent dans le champ de ce numéro, on peut signaler :
Pour citer cet article
Clio, numéro 18/2003, Mixité et coéducation, [En ligne], mis en ligne le 10 novembre 2006.
URL : http://clio.revues.org/document618.html. Consulté le 6 avril 2008.